Le débat entre polyvalence et ultra-spécialisation, n’est pas nouveau. Lorsque l’on évolue dans un monde incertain (typiquement l’univers militaire) il est souvent fait le choix de la polyvalence. Alors que dans un monde prévisible (par exemple la compétition sportive), performer rapidement est synonyme, pour le plus grand nombre, de se concentrer au maximum sur cet horizon beaucoup moins large.
Nous allons essayer de vous montrer pourquoi, de notre point vue, l’on ne doit pas opposer performance et polyvalence. Et si l’on veut la première de manière certaine et durable, il vaut mieux s’assurer de la deuxième.
I Les pyramides
Il n’aura échappé à personne que les structures ou constructions anciennes qui montent très haut (montagnes, pyramides) ont toutes une base large. A contrario, l’un des meilleur ratio coût/efficacité pour monter haut rapidement est le pylône.
La problématique intrinsèque au pylône réside non seulement dans son manque de résistance au travers d’un monde incertain (tremblement de terre, glissement de terrain, sabotage …) mais aussi dans les erreurs de construction qui arrivent plus facilement que lorsque l’on construit une pyramide*.
De plus vous remarquerez que même sur un pylône la base est toujours plus large que son sommet.
Nous retrouvons la même logique dans le corps humain. Les sportifs de haut niveau, pour optimiser la performance d’un muscle, vont chercher à travailler les muscles stabilisateurs de ceux qu’ils cherchent à optimiser, sinon ils ne peuvent les pousser à leur maximum.
Vous l’avez compris : qui veut acquérir un haut niveau de compétence dans un domaine donné, ne peut le faire que sur une base solide, et plus il voudra progresser, plus sa base devra s’élargir.
L’un des nombreux avantages de planifier et de développer un savoir-faire de cette manière, est que si nous reprenons notre analogie de la pyramide, construire sur une base large vous permettra d’être plus facilement de niveau. Et donc de garantir que le sommet de votre construction sera bien d’aplomb.
II Le tireur de précision et sa pyramide
Voyons maintenant à quoi cela pourrait ressembler pour un sniper qui veut augmenter ses compétences en tir longue distance.
A titre d’exemple, nous ne faisons apparaître que deux disciplines connexes au tir longue distance : le tir au pistolet, et celui au fusil d’assaut.
Nous aurions pu travailler différemment en identifiant les différents éléments qui constituent le tir longue distance, puis de définir les savoir-faire susceptibles de renforcer chacun d’eux.
Pour ce qui est de la pyramide ci-dessus, observons en quoi notre tireur de précision va être renforcé par la pratique des ces deux autres disciplines :
Le tir au pistolet :
Si l’on appuie d’une mauvaise façon sur une queue de détente au pistolet, cela se fera immédiatement sentir, car le rapport entre le poids de la queue de détente et celui de l’arme est beaucoup faible que sur une arme d’épaule. L’absence de point de contact, venant stabiliser l’arme en sus des mains, vient renforcer ce phénomène. Une fois la queue de détente du pistolet maîtrisée, et que l’on repasse sur une arme longue, la plus value se fera sentir immédiatement. Bien entendu, il y aura un petit temps d’adaptation au nouveau mécanisme (détente direct, à bossette, ou filante, ainsi que son poids propre) mais l’action sur la queue de détente sera devenue facile.
Et le tireur va pouvoir se focaliser sur les autres aspects du tir.
Le tir au fusil d’assaut :
C’est une pratique qui peut regrouper beaucoup d’aspects intéressants, mais pour ne pas être trop long, nous nous contenterons de traiter la phase d’acquisition.
Pour préparer un tireur à un engagement à courte portée, il va lui être demandé de beaucoup travailler la phase de présentation de son arme. Afin d’être en mesure d’acquérir très rapidement sa cible, voire de tirer avec ce que certains appellent une visée kinesthésique.
Cette gestuelle, très similaire pour toutes les armes longues, sera précieuse en tir longue distance. Ce spécialement lorsque les forts grossissements réduisent le champ de vision, et où le fait d’être immédiatement en cible nous évitera de longues secondes d’errement à chercher cette dernière.
Un des éléments qui permet de vérifier que les savoir-faire sont bien connexes, est de les inter-changer. Par exemple, si notre pierre centrale était le fusil d’assaut, le tir longue distance lui serait très utile pour : identifier plus facilement que le point naturel de visée est le bon (grâce à l’utilisation de la lunette), quantifier la stabilité d’une position (grâce également à la lunette), ou apprendre à lire et gérer le vent, ce qui lui permettra de faire mouche à moyenne distance.
Non seulement le niveau est renforcé par les pratiques adjacentes, mais elles seront un gain de temps futur si elles sont correctement identifiées et élevées de manière proportionnelle. Ainsi les défauts de technique sont rapidement apparents et peuvent être résolus au plus tôt. Car plus on attend, plus le risque est grand de déséquilibrer l’édifice global pour simplement ajuster un élément au niveau des fondations de sa technique.
III La pyramide vue par les neurosciences
Pour traiter une information, et agir en conséquence relativement rapidement, le cerveau va chercher, puis utiliser une stratégie connue. Si plusieurs s’offrent à lui, il possède 3 systèmes d’arbitrage : l’heuristique, l’algorithmique et celui d’inhibition qui va permettre de favoriser l’un ou l’autre.
L’heuristique est une pensée automatique et intuitive, très rapide mais qui peut s’avérer peu fiable si les stimulus qui la déclenchent sont mal programmés.
Le système algorithmique sera une pensée réfléchie, beaucoup plus fiable, mais beaucoup moins rapide et de plus inaccessible en cas de stress.
La capacité d’inhibition va quant à elle correspondre à la capacité d’interrompre l’heuristique pour laisser la place à l’algorithmique, ainsi qu’à la concentration nécessaire à une tache.
Pour illustrer ces propos, vous pouvez voir ci-dessus la tâche de Piaget de conservation du nombre, qui est un exemple bien connu montrant l’importance du sytème inhibiteur.
Dans les deux configurations de jetons, l’on va demander à l’individu s’il y a le même nombre de jetons. Son système heuristique va lui dire que le nombre de jetons est lié à la longueur de la ligne et il faudra faire appel à sa capacité d’inhibition pour ne pas se laisser piéger.
Le fait d’avoir des pratiques similaires (adjacentes) mais différentes va faire travailler d’autant l’inhibition.
Sur une étude effectuée par O.Oude et al (2000), ci-dessous, nous pouvons clairement voir qu’une tâche travaillée de manière heuristique puis inhibée va basculer de la partie postérieure du cerveau au cortex préfrontal (c’est lui qui gère les fonctions exécutives).
Les tireurs seront donc forcés de prendre du recul par rapport à leur pratique, et en décortiqueront la structure sous-jacente. Sans trop s’attarder sur l’étendue des bénéfices de cela, l’un des points intéressants pour cet article est que cela va renforcer la mémorisation de la compétence travaillée.
A la lumière de ces informations, il est donc évident que la multiplication des pratiques, et donc le développement de stratégies cognitives alternatives possédant des troncs communs, va permettre de venir chercher le plus performant propre à chaque stratégie pour venir les combiner. Le développement se fera certes plus lentement, mais s’avérera beaucoup plus efficace.
A la condition tout de même d’un calibrage ajusté des stimulus, ainsi que d’un renforcement adéquat du système d’inhibition.
De plus, il est connu que la répétition joue un rôle primordial (même si ce n’est pas le seul) dans le renforcement et donc l’efficacité d’un réseau neuronal. Le fait d’utiliser des pratiques ayant une partie commune va donc accroître ce tronc commun à chacune des répétions effectuées dans les différentes disciplines.
Et pour reprendre notre exemple de la pratique du pistolet, de par les conditions matérielles (accès aux infrastuctures, budget…) faire un très grand nombre de répétitions de l’action sur sa queue de détente va bien évidemment être beaucoup plus facile qu’en tir longue distance.
La partie commune de ce savoir-faire va donc être maximisé plus rapidement, tout en apportant un aspect de nouveauté, qui permettra aussi de sortir d’un potentiel effet rébarbatif, et donc de rester dans des émotions positives lors de la pratique : autre facteur clé d’un renforcement efficace d’un réseau neuronal.
Conclusion
Utiliser le principe de la pyramide lors de la planification et le déroulé des instructions nous paraît donc une façon extrêmement pertinente de mener la chose.
Nous pourrions conclure en disant que qui veut progresser très rapidement, se spécialise, et qui veut monter au plus haut et de manière durable, se doit d’être complet.
Une fois que le système de la pyramide est adopté, le défi repose donc sur la définition des pierres nécessaires à son édification, et à leur taille (nombres d’heures travaillées et niveau à atteindre). Afin de savoir à quelle moment l’on peut passer à l’édification de l’étage supérieur.
Une autre façon d’utiliser ce concept est de le décliner au niveau d’une équipe quelle qu’elle soit, que ce soit dans le domaine de la performance ou de l’instruction. Mais c’est un sujet à part entière.
* Par exemple entre février et mai 2017, cinq pylônes qui venaient d’être montés au Canada se sont effondrés. Deux des cinq pylônes se sont effondrés parce que les haubans n'étaient pas solidement ancrés. Deux autres se sont effondrés parce que les composantes n'avaient pas été installées dans le bon ordre. Le cinquième incident s'est produit lorsque le pylône s'est détaché d'une broche de fondation.
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